Résumé :

En décrivant l’enfance lyonnaise d’un bègue, Sorj Chalandon (journaliste à Libé) livre un très beau roman sur le thème de la différence et les moyens d’y survivre. Sous une écriture tendre et poétique, il dessine dans Le petit Bonzi toute la violence induite par la non-conformité

S’il existe un sujet peu glamour, c’est bien celui du bégaiement. Communiquer avec un bègue s’annonce si compliqué qu’on préfère zapper puisque, en l’absence de repères, la non-conformité effraie. Occupant toute la place, ce handicap de langage n’en laisse aucune à l’empathie. Si le quotidien d’un bègue peut rebuter, Le petit Bonzi prouve que non : un tel roman est au contraire une œuvre salutaire dans la compréhension de l’altérité.  
Sorj Chalandon connu des lecteurs de Libération pour sa chronique Après coup signe ici un premier roman très autobiographique qui, en plus de donner corps au bégaiement, fait honneur au monde de la littérature. En puisant dans sa propre enfance, il traite d’un problème rare peut-être, mais qui au final, réunit toutes les différences. Et offre à ceux qui en sont témoins, des alternatives de réaction autres que la seule fuite.
Jacques Rougeron n’a pas le sentiment d’être handicapé. Il sait que ses camarades d’école le moquent, que son père le bat plus souvent qu’à son tour, que le petit Bonzi lui voue une inestimable fidélité, et que Manu son instituteur l’aime plutôt bien.
Juste dire
Il espère surtout que les herbes guérissent n’importe quoi. Alors il va aux herbes, pour lutter contre ces mots qui sortent n’importe comment et rarement dans l’ordre souhaité. Jacques en effet souffre d’être contraint de dire "oui", juste parce que, dans sa bouche, sa langue qui veut dire "non" ne trouve pas le chemin correct.
En se concentrant sur le monde imaginaire de Jacques, Chalandon parvient à lui donner une voix claire et magnifique. En écrivant à sa jolie et plutôt tendre manière les tourments d’une enfance lyonnaise des années 60, il parvient à rendre le bègue si ce n’est fascinant, au moins humain.
Comme Le grand Meaulnes, Le petit Bonzi devrait être étudié en classe. Les adultes gagneraient beaucoup, aussi, à s’y plonger et pas seulement pour le bonheur de la lecture.
Un roman à ne pas zapper.

Pour vous mettre l'eau à la bouche, voici un extrait du 1er chapitre :

C'

est en mars 1964 que Jacques a mangé de l'herbe pour la première fois. Il en avait mangé avant, bien avant, beaucoup et des jours durant, mais la première fois qu'il a mangé de l'herbe et qu'il a guéri c'est en mars 1964, c'était le soir et il avait plu.

- C'était quand déjà, la première fois que tu as mangé de l'herbe et que tu as guéri ? lui a demandé Bonzi.
- C'est en mars, c'était le soir et il avait plu, lui a répondu Jacques.

C'était le soir. Il avait plu. L'herbe avait son goût d'orage, une saveur écœurante faite de terre, de lourd et d'étang. Jacques était à genoux. Il fouillait le sol humide à deux mains. A cause d'un éclair, il a levé la tête pour la première fois. Les façades sont devenues violentes, blêmes comme des oiseaux bouillis. Il a sursauté. Il s'est figé au fracas blanc.
- Regarde les fenêtres pour voir si on te voit, a murmuré Bonzi.
Alors Jacques a cessé de creuser et il a regardé les fenêtres.

Il a regardé mademoiselle Lannoy. Elle était dans l'embrasure, au premier étage de Canari, silhouette légère masquée par un pli de rideau. Il a regardé les frères Fayon. Le grand Lucien, qui est méchant, et Roger qui est dans sa classe. Ils étaient là, épaules contre torse, avec la petite Sophie qui courait bras en l'air. Il a regardé monsieur Le Goff au deuxième étage de Perruche, bien droit, ses mains de marin sur ses hanches et sa fenêtre grande ouverte au temps. Il a regardé Luc Vandemer, dans la lumière éteinte, balayé en spectre par un débris d'éclair. Il a regardé madame Fayolle, toute seule et toute voûtée. Elle avait posé une main contre la vitre, en auvent sur son front, et de l'autre, elle retenait le pan de son habit. Il a aussi regardé la fenêtre obscure de Martine Giboulet, le rideau clair désert sans elle dans le recoin. Il se souvient que tout était tendu, tout était inquiet. Et plus l'orage grondait et plus les ombres étaient nombreuses. En les voyant, Jacques a pensé aux animaux tremblants de la forêt qui brûle. Il a pensé à la peur des cavernes racontée par Richard Vandi, quand les hommes ne savaient pas que le jour se relève. Il a pensé à la peste de son cours d'histoire, à Manu, qui raconte les grelots attachés aux cous des mourants pour que les vivants aient le temps de s'enfuir.

- Je crois que personne ne t'a vu, a dit Bonzi.
Jacques n'a pas répondu. Il n'a jamais su si madame Fayolle l'avait vu, si Vandemer l'avait vu, si le petit Fayon l'avait vu. Si quelqu'un l'avait observé, accroupi contre son mur et les mains dans la glaise, un peu gêné, un peu pressé, un peu fiévreux, entre le trottoir usé et les herbes noires. Lorsqu'il a levé la tête pour la seconde fois, les fenêtres étaient mornes et les croisées désertes.

L'orage était descendu vers la Saône, reparti ailleurs faire peur à d'autres gens. La pluie avait cessé. Le bac à sable gardait une croûte humide, le banc cassé luisait du réverbère orange, les acacias ne bruissaient plus de rien. Juste, les herbes froides trempaient ses mollets nus, ses cheveux mouillaient son cou, un vent léger frisait son visage et la terre collait à ses semelles en petites choses sales.
La pluie avait cessé. Le soir s'en était allé avec. Sa lumière silencieuse avait suivi l'orage pour faire place aux nuages de nuit.

- Même si quelqu'un t'a vu, personne n'a compris ce que tu faisais, a encore dit Bonzi.
" Tiens, le petit Rougeron a perdu quelque chose ", aurait pu croire madame Giboulet, dont la fenêtre est juste en face.
" C'est pas le petit Jacques qui cherche ses clefs ? ", aurait pu dire monsieur Cottereau en fermant ses volets.
Personne ne sait que Jacques n'a pas de clefs.

Auteur : 

Sorj Chalandon

Editeur :

  Grasset

Date de parution : 

09/2005

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